Wafin.be : Pouvez vous nous faire une
présentation de l'association Solidarité Féminine !
Aïcha Ech-Channa : J'ai fondé cette association en 1985
pour apporter un appui aux " Mères Célibataires ". Elles ne le sont
pas par choix, elle sont marginalisées avec leurs enfants conçus
hors mariage. Ces femmes sont, en majorité des ex-petites bonnes. La
première urgence est d'aider la maman à gagner sa vie pour garder
son bébé. Au départ, on ne parlait pas de " Mères Célibataires ", je
crois que la société n'aurait pas pu comprendre ; on parlait de "
femmes seules, en charges d'enfants en bas âge " : mères veuves,
divorcées, abandonnées puis célibataires. Le terrain va nous montrer
que les plus exclues sont les mères célibataires. Aujourd'hui,
Solidarité travaille seulement avec cette population car l'enfant
abandonné n'a pas choisi de venir au monde et la maman se retrouve
devant un choix terrible : garder ou abandonner son enfant tout en
étant exclue. Cet enfant va subir toute sa vie un manque d'identité,
il va grandir dans un orphelinat où il sera peut-être adopté. Mais
l'adoption plénière n'existe pas au Maroc, c'est une prise en
charges, une " Kafala ". Il sera ben (fils de) X, et ça nous le
refusons. Nous trouvons cela injuste, il a le droit de connaître ses
origines.
Wafin.be : Quel est le statut d'un enfant né hors mariage
juridiquement?
Aïcha Ech-Channa : Il est considéré comme "
Ibnou Zina " (fils de fornication), " Laquite " (enfant abandonné,
ou fils illégal). Omar Ibn El Khattab (Khalif et Compagnon du
Prophète Mohammed) avait créé une caisse spéciale pour les "
Loukataa " (enfants abandonnés), c'est un ramassé. Quelle que soit
la connotation qu'on donne au mot, c'est terrible et très dur.
Wafin.be : Ce constat était le déclencheur ?
Aïcha
Ech-Channa : Un jour, en visite dans un orphelinat, je parlais
aux enfants d'amour fraternel, une jeune fille, Fatiha, s'est levée
et m'a dit " madame, vous nous parlez d'amour, moi je ne sais pas ce
que c'est ! Je ne peux pas donner quelque chose que je ne connais
pas, je n'est que la haine à donner, c'est tout ce qu'on m'a donné
!" C'était la gifle qui m'a réveillée.
En plus, j'ai été témoin
d'un abandon juste après mon congé de maternité. Je voyais cette
jeune maman donnait le sein à son bébé tout en signant l'acte
d'abandon (ce n'est plus possible), au moment où on venait chercher
le bébé, elle a tiré le sein d'un coup sec, le lait a giclé et le
bébé a crié. Ce cri, je l'ai toujours dans ma tête. Je suis rentré
chez moi pour retrouver mon bébé et lui donner le sein tout en
pensant à cet autre bébé privé du sein de sa mère. Une maman qui
donne le sein prouve qu'elle n'avait pas l'intention de
l'abandonner. Ce sont les pressions sociales qui l'obligent. Au
Maroc, la pire des choses qui puisse arriver à une jeune fille et à
sa famille c'est d'avoir un enfant hors mariage.
Wafin.be : Quel est le point de vue de la Loi
?
Aïcha Ech-Channa : D'après les textes en vigueur au
Maroc, une femme ayant un enfant hors mariage, est considérée comme
une prostituée et passible d'une peine d'emprisonnement si le juge
le décide. Il a heureusement toujours cette marge et ne les met pas
toutes en prison.
Wafin.be : Quel est le sort de l'homme dans cette histoire
? Du géniteur ?
Aïcha Ech-Channa : Il s'en sort très bien
! Souvent, il s'agit soit de viols, soit -et cela je vais
l'apprendre longtemps après - d'inceste. Si la fille porte plainte,
elle devient le mouton de panurge de toute la famille. Dans le cas
de viol, il faut le prouver. L'une de mes revendications est
d'imposer les tests d'ADN. Dès la déposition de la victime, la
police devrait réagir immédiatement, la génétique peut confirmer que
tel enfant est le fils de tel homme. A ma connaissance, une seule
analyse d'ADN a été ordonnée par un juge pour connaître le vrai père
d'une petite fille disputée par deux familles, ceci constitue une
jurisprudence. C'est pour dénoncer ces injustices que Solidarité
Féminine a été créée. " Appelez-les par le nom de leur père, si vous
connaissez le nom de leur père, c'est plus juste envers Dieu. Si
vous ne connaissez pas le nom de leurs pères, ils sont vos frères en
religion, il n'y a pas de fautes à vous reprocher, Dieu est
Miséricordieux " (Sourate de la Vache). Dieu nous ordonne de
chercher le père de l'enfant, si on ne le connaît pas, il n'y a pas
de mal à cela. Dieu est Miséricordieux et sait pardonner. J'ai
interpellé un grand savant du monde musulman et conseiller auprès de
l'OMS, du bien fondé de la génétique pour la recherche de paternité,
ce à quoi il m'a rétorqué qu'elle ne l'est pas à 100 %. J'ai
répliqué que ce doute peut être comblé par une enquête et qu'il
existe un très grand risque qui nous guette : " l'inceste légalisé
". C'est un mot que j'ai inventé. A force de faire la politique de
l'autruche et de construire des orphelinats en se donnant bonne
conscience, on oublie le risque qu'un père puisse se marier avec sa
propre fille, un frère avec sa sœur, ou un oncle avec sa nièce !
C'est interdit par la religion. C'est affreux, même s'il s'agit d'un
seul cas sur mille. C'est à ce moment-là qu'il a avoué à demi mot
qu'il faut réagir.
Wafin.be : Cette exclusion des mères célibataires est due
à l'hypocrisie de la société ? de la religion? Ou à une bavure de la
loi marocaine ?
Aïcha Ech-Channa : L'Islam interdit toute
relation charnelle en dehors des liens de mariage. J'ai mis 40 ans
pour découvrir que l'homme n'est pas totalement un salaud, seulement
il n'est pas prêt à être père ! Certains ont accepté de reconnaître
leurs bébés, mais légalement ce n'est pas facile car la loi ne le
leur permet pas. C'est un enfant de fornication et il le restera. Il
a fallu trouver des astuces comme " la Fatiha " (se marier en
récitant la première Sourate du Coran, en présence de douze
témoins), ces témoins hommes vont jurer sur l'honneur que le couple
a vécu maritalement et l'homme doit déclarer que "Cet enfant est le
MIEN ".
Wafin.be : Concrètement, quelles sont vos revendications
?
Aïcha Ech-Channa : Nous avons présenté des
revendications au niveau de la réforme du Code du Statut Personnel
et demandé à la commission de faciliter la pratique de l'ADN.
Wafin.be : Et sur le terrain, que faites vous
?
Aïcha Ech-Channa : Nous aidons la mère à garder son bébé
et qu'elle ait un appui financier. Nous avons développé des projets
générateurs. Notre projet comprend deux sites (le troisième sera
bientôt ouvert). Dans chaque site, nous avons un restaurant, une
pâtisserie, une crèche, un centre de couture. Il a fallu organiser
des cours de cuisine et de pâtisserie traditionnelle marocaine et
moderne, d'alphabétisation et d'initiation aux droits humains. Le
sort de ces filles est dramatique. Jamais je n'aurai cru qu'on viole
des filles de sept ans, que l'inceste existe avec une telle ampleur
et qu'une petite fille peut être battue jusqu'à ce qu'elle soit
estropiée. Ce sont des choses que j'ai réalisées dans ma lutte et
que je raconte dans mon livre " Miséria " (Misère). Dans notre
combat, nous avons remarqué un mélange d'amour et de haine entre la
maman et son bébé. Craignant des violences extrêmes, nous les avons
orientées vers une psychiatre, ensuite nous avons créé un centre de
soutien psycho socio juridique.
Wafin.be : Pourquoi une psychiatre et pas seulement un
psychologue ? la juriste est-elle efficace ?
Aïcha Ech-Channa
: La psychiatre peut aussi bien faire une écoute psychologique
et aider la maman à s'en sortir que prescrire un traitement. La
juriste nous aide à résoudre les problèmes de ces mamans. Par
exemple, le nouveau-né doit être déclaré un mois maximum après la
naissance sinon il faut passer par le tribunal. Nous avons aussi des
mères célibataires qui ne possèdent aucune pièce d'identité. Les
petites filles placées dans une famille d'accueil ne connaissent pas
leurs régions natales. Certaines développent une amnésie et renient
leurs parents. Le Maroc est entrain de lutter contre l'exploitation
infantile, mais il existe encore des placeurs. Ces petites filles
ratent leur enfance ! Une jeune maman m'a dit que son père l'a
placée pour se remarier. Elle pense avoir de la chance d'être dans
une famille lui permettant de jouer avec leurs enfants. En réalité,
c'est pour avoir un compagnon de jeux et non pour son
épanouissement. En plus, elle devait travailler à la maison et à
l'entreprise de la patronne.
Donc, imaginez cette fille privée de
son enfance, de son adolescence, le premier qui lui dit " je t'aime
" est le bon, le père géniteur peut aussi être le violeur, le
jardinier, l'épicier du coin... J'ai rencontré des jeunes filles qui
ne savaient pas qu'elles étaient violées, personne ne leur avait
parlé de sexualité, elles ne savent pas où s'arrête leur travail ?
Est-ce qu'il s'arrête dans le lit du maître ou plusieurs maîtres ?
Quand une fille tombe enceinte, tout le monde la rejette, c'est
pourquoi la grossesse se passe très mal. L'avortement est
théoriquement interdit, mais il est pratiqué moyennant un paiement
élevé dans certaines cliniques.
Wafin.be : Vous avez parlé de plusieurs cas visiblement
issus de milieux pauvres, est-ce qu'il n'y aurait pas de cas
similaires dans des familles riches, et pour qui ça se passerait
peut-être autrement ?
Aïcha Ech-Channa : Nous avons des
mères issues d'un milieu plus aisé, là on peut parler d'erreur de
jeunesse, elle croit que c'est l'homme de sa vie. Dès qu'elle tombe
enceinte, elle va être abandonnée. A partir de l'année 2001, j'ai
une petite lueur d'espoir, car certaines familles accompagnent leurs
filles, mais sous le sceau du secret. Cela a été acquis grâce à
notre lutte et l'aide des médias marocains, et internationaux.
Wafin.be : Comment se passe le contact avec le public
?
Aïcha Ech-Channa : Je rends visite à beaucoup de
familles touchées par ce problème. Je leur explique que leurs filles
ne sont pas des prostituées. Quand on ne pardonne pas l'erreur, on
pousse les femmes à se prostituer pour se nourrir. Nous essayons de
les aider à s'en sortir car elles ont une responsabilité vis-à-vis
de leurs enfants pour qu'ils soient fiers d'elles. Ainsi ces enfants
connaîtront leurs histoires. Avec un peu de chance, le père va
peut-être un jour le reconnaître ! Il y a toujours de l'espoir, les
lois peuvent changer.
Wafin.be : Avez-vous de virulents opposants, ou
détracteurs ?
Aïcha Ech-Channa : En l'an 2000, j'ai été
interviewée par la chaîne de télévision Qatari " El Jazira ", j'ai
parlé de la situation désastreuse des mères célibataires et des
femmes en général au Maroc qui m'a valu les foudres de certaines
personnes. Cela m'a fait très mal car sur le coup de la colère, j'ai
frôlé l'abandon. Grâce à des amis, la société civile et de la
presse, une chaîne de solidarité s'est formée. Au 1er novembre 2000,
j'ai reçu la médaille d'honneur de la part de Sa Majesté Mohammed
VI, cette date a coïncidé avec la visite de Madame. Onckelinx à
Solidarité Féminine. Sa Majesté nous a encouragé. J'ai l'impression,
et je suis sincère, qu'il nous a donné la clef des cœurs des
marocains. Depuis cette date, ils commencent à revoir leurs
positions, à faire des efforts pour comprendre. Vous imaginez notre
bonheur.
Wafin.be : Vous aviez parlé de nouveaux projets,
pouvez-vous nous donner plus de détails ?
Aïcha Ech-Channa
: Nous sommes entrain de construire un Hammam, un centre de mise
en forme et d'esthétique. Il sera accompagné comme les autres
centres, d'une formation en soin esthétique. Il y aura aussi un
centre sportif, un jakouzi, un sauna, un salon de coiffure, une
cafétéria ainsi qu'une crèche. (Ce centre est situé au 4 rue Chawki
à Casablanca).
Wafin.be : Rien que pour les femmes, les hommes n'y ont
pas accès ?
Aïcha Ech-Channa : On pourrait leur prêter le
Hammam le soir, mais sans masseuses !
Wafin.be : Plus sérieusement: pourquoi ce projet
?
Aïcha Ech-Channa : C'est pour permettre à plus de mamans
de gagner leur vie. Notre plan d'action se fait sur trois ans au
bout desquelles, elle peut trouver un travail avec ses acquis. Le
Hammam va être un projet où la maman, par son travail, va se
réapproprier son corps. Plusieurs fois j'ai entendu une maman dire :
" je ne suis plus rien " ; notre travail est de leur donner
confiance, elles peuvent repartir à zéro, retrouver le père de leurs
enfants ou un autre homme. Ce sont des citoyennes à part entière,
comme toutes les autres femmes marocaines.
Wafin.be : Vous avez certainement des partenaires, pouvez
vous nous en citer quelques-uns?
Aïcha Ech-Channa : Nous
travaillons avec plusieurs fondations internationales espagnoles,
suisses, avec la coopération canadienne, française, espagnole,
l'Ambassade de Finlande, de Belgique qui s'intéresse de plus en plus
à notre travail depuis la visite de madame Onckelinx. Nous avons
aussi des partenaires nationaux comme la fondation Mohammed V. Nous
avons aussi le soutien de citoyens qui organisent des soirées. (je
précise que c'est eux qui m'ont contacté !). Tout cet argent est
investi. Les femmes ne reçoivent pas d'argent, mais nous leur
assurons un soutien et une formation indispensables. Cependant, si
nous recevons une zakate (taxe annuelle que le musulman paie chaque
année, ça correspond au surplus de gains, d'or et de mobiliers).
Avec ces donations, nous avons créé une caisse maladie qui supporte
50 % des frais médicaux en cas de maladie de la mère ou de l'enfant.
Wafin.be : Pouvez-vous nous fournir des chiffres sur le
nombre de cas de mères célibataires ?
Aïcha Ech-Channa :
Tout d'abord, Solidarité ne couvre que Casablanca, nous sommes très
raisonnables, mais nous mettons notre exemple à la disposition de
toutes les associations de la société civile, elles peuvent s'en
inspirer. Nous avons des partenariats avec d'autres associations à
Tanger, Taza, Oujda, Nador, à El Jadida et dans le Sud. Le fond des
Nation Unies pour la Population a fait une enquête en collaboration
avec le service des statistiques qui n'est pas encore publiée, elle
confirme qu'il y a plus de 250 bébés abandonnés à Casablanca.
D'après les chiffres que la presse relate, il y aurait plus de 400
enfants abandonnés. De même pour Rabat. Je ne peux pas vous donner
des chiffres exacts. Dans notre plan d'action 2003-2005, nous allons
travailler avec 80 mamans et leurs enfants.
Wafin.be : ces 80 mamans ne représentent rien par rapport
à la réalité ?
Aïcha Ech-Channa : Ca ne représente
strictement rien ! C'est la raison pour laquelle j'ai de nouveaux
projets de construction. Solidarité féminine a eu le prix des droits
de l'homme de la République Française en 1995, le livre " miséria "
a reçu le prix Grand Atlas le 06 juin 1998, le même jour j'ai eu un
prix de la revue Citadine pour l'action humanitaire. En 2001, j'ai
reçu le trophée des jeunes marocains du troisième millénaire. Au
mois de novembre, j'ai reçu une médaille d'honneur de la Mairie
d'Aix-en-Provence. Ces prix symbolisent une reconnaissance humaine.
Quand une maman garde son enfant et fait la paix avec sa famille,
quand elle se marie, quand je la vois évoluer avec son enfant c'est
mon prix Nobel.
Wafin.be : Une petite précision: légalement, quel est le
statut juridique des enfants nés hors mariage ? Ont-ils un nom de
famille sur la carte d'identité nationale ?
Aïcha Ech-Channa
: La mère a le droit de déclarer son enfant en tant que mère
célibataire, à l'état civil on note le nom de la mère, et on met un
trait sur le nom du père. L'enfant n'a pas de nom de famille. J'ai
entendu dire qu'au Parlement, ils comptent voter une loi pour "
créer " un nom de famille, un nom inventé ! Je suis contre cette
loi, catégoriquement contre ! La mère peut accorder son nom de
famille à son enfant (après accord écrit de son père ou de sa
famille), pour moi, une mère qui est rassurée, protégée par la loi,
n'abandonne pas son enfant ! L'enfant a le droit de connaître sa
vraie mère et son vrai père ; moi je suis pour l'authenticité, pour
la vérité, la vraie, c'est-à-dire la prévention. Et si l'accident
est inévitable, j'estime que l'enfant a le droit de connaître ses
parents.
Wafin.be : Un petit mot à l'attention de la communauté
belgo-marocaine …
Aïcha Ech-Channa : Je suis touchée par
l'accueil de mes amis belges et d'origine marocaine, les retombées
sont bénéfiques pour Solidarité Féminine. Si la société civile belge
s'intéresse à notre travail, c'est grâce à cette communauté
marocaine présente ici, qui nous soutient. Les marocains ont le
devoir de soutenir leur pays d'origine, il ne peut pas démarrer sans
eux.